Cette note inaugure une série de publications historiques, mais aussi politiques et philosophiques. C'est qu'il en va, avec l'Histoire du compagnonnage, d'une partie de l'Histoire du monde ouvrier, du monde productif - avec la présence, l'action, l'influence du monde patronal, et du sens même du Compagnonnage. Dès lors que, comme nous, nous travaillons pour l'AOCDTF, mais au-delà que nous nous intéressons au Compagnonnage du passé et vivant, les dates de création et de reconnaissance d'utilité publique de l'Association Ouvrière des Compagnons du Devoir du Tour de France interpellent : 1941 pour la première, 1943 pour la seconde, c'est-à-dire en pleine période de guerre, d'occupation, avec tout ce que cela signifie.
Qui donc a fondé l'association, pourquoi et comment ? Les pages officielles consacrées à l'Histoire du Compagnonnage font référence à "Jean Bernard", fils d'un sculpteur. Il est présenté ainsi sur une telle page : "C'est la plus importante. Elle est issue de l'oeuvre de Jean Bernard (1908-1994), dit La Fidélité d'Argenteuil. Ce tailleur de pierre animé d'une foi catholique profonde a essayé, en 1941, de rénover le compagnonnage et d'unifier, mais en vain, les diverses sociétés compagnonniques françaises alors en voie de disparition" Une autre ajoute que Jean Bernard n'était pas un "Compagnon" : "En 1937, Jean Bernard dont le grand père et les oncles étaient compagnons, rédige un article dans la revue "Le Mausolée" qui évoque les trois fondateurs du compagnonnage. Joseph Magret, Compagnon tailleur de pierre de Bordeaux, lui écrit alors, surpris qu'un non compagnon puisse s'exprimer à ce sujet". Alors que la France a perdu la guerre de 1940 face à l'envahisseur nazi, que le régime pétainiste adopte ses premiers principes et ses premières lois, Jean Bernard demande à rencontrer M. Pétain afin d'obtenir de lui une protection, pour que les Compagnons ne soient pas intégrés aux "Sociétés Secrètes", que ce régime avait décidé de lister (selon ses critères) et d'interdire, mais aussi d'obtenir qu'il parraine la création d'une association nationale des Compagnons, à savoir l'Association Ouvrière des Compagnons du Devoir du Tour de France - et deux ans après, la reconnaissance de l'utilité publique de l'association. Or le régime pétainiste ne s'est pas contenté de "saluer" les Compagnons mais a décidé de faire de ces "ouvriers chevaleresques" un modèle, à la fois d'effort et de discipline, et a décidé de les reconnaître activement, à la fois par la création d'une Charte du compagnonnage, adossée à la Charte du Travail, et par l'attribution de la légion d'honneur pétainiste, la francisque. Une historienne, Madame Lacroix-Riz, a même trouvé qu'une telle décoration a été attribuée à un certain "Jean Philippart", de Lyon (cf la fin de la note). Or, pour obtenir une telle décoration, le candidat devait être parrainé, et il l'a été par le docteur Ménétrel, un des plus proches conseillers de Pétain, et par M. Jean Bernard, qui pour cela devait donc être lui-même décoré. Le document final sur cette page prouve que, parmi 11 autres "Compagnons", Jean Bernard a été décoré par la Francisque.
Nous publions ci-dessous divers documents, issus du fonds de la BNF (Gallica). Les sources sont diverses : elles proviennent soit du régime pétainiste de Pétain à Vichy, avec ce que nous pouvons appeler le journal, hebdomadaire, qui faisait la synthèse des activités (officielles) du régime, de certains organes de presse, le Figaro, Ouest Eclair, le Petit Parisien. Ces documents prouvent que des Compagnons (et nous insistons là dessus, DES et non LES), certains "Compagnons" ont été des admirateurs du régime. Il reste à éclaircir les modalités de cette admiration, à la fois scandaleuse, étant donné ce que fut ce régime, ses activités criminelles, son action permanente contre la France, et étant donné ce que fut, ce qu'est le Compagnonnage (et c'est pourquoi nous ferons paraître dans les prochains jours des extraits de l'oeuvre d'Agricol Perdiguier, pour rappeler ce qu'est le vrai Compagnonnage, source partielle du syndicalisme). Cette admiration a t-elle conduit certains d'entre eux à être membres de la Cagoule (cette organisation de type fasciste qui a tenté de faire tomber la République entre 1936 et 1937) ? à être des collaborateurs actifs (qui auraient dénoncé, etc), à soutenir la Milice, etc.
Evidemment, il s'agit de SAVOIR. SAVOIR permet d'éviter les généralités et les amalgames. Les Compagnons qui, eux, ont soutenu, ont été membres de, la Résistance, n'ont pas à être mélangés dans un grand tout informe, avec des "Compagnons"...anti-Compagnons ! Car, il faut le dire clairement : ceux qui ont été des admirateurs du Pétainisme, ET DONC de la collaboration avec un pays qui travaillait à faire disparaître la France, ceux qui auraient collaboré, ont aussi oeuvre contre le Compagnonnage, et n'étaient pas dignes de s'y référer, comme aujourd'hui il en irait pour ceux qui auraient des valeurs et des comportements contraires au sens de la fraternité entre travailleurs. Ce travail historique s'inscrit dans une démarche qui a plusieurs objets : disposer d'une Histoire de plus en plus précise du Compagnonnage, des organisations et des personnes qui ont prétendu, à juste titre ou non, en être des représentants; faire le point sur les principes du Compagnonnage, et notamment hors rituels (en effet, à l'instar des "religions", des Tartuffe prétendent réduire le Compagnonnage aux rituels "secrets" entre "initiés"); faire le point sur les liens historiques et philosophiques entre le Compagnonnage et le Syndicalisme. C'est pourquoi, s'il s'avère que, malgré de possibles mérites personnels, Jean Bernard ait tenté de réaliser, par la création d'une association fédérante, une OPA sur le Compagnonnage pour l'orienter sur des chemins contraires à celui-ci, et notamment dans le cadre d'une adhésion au Pétainisme, qui revient à un soutien indirect ou direct au Nazisme, il est important de le savoir et de le dire. Il faudra que les dirigeants de l'AOCDTF ET les Compagnons (de l'AOCDTF et hors de l'AOCDTF) s'expriment sur ce sujet et sur les sujets connexes. Nous, nous le faisons ici, afin de clairement indiquer que "le Compagnonnage" ne peut nous être systématiquement "opposé" dans des débats et des sujets sociaux et salariaux pour en fait nous imposer le contraire du Compagnonnage. Et c'est pourquoi nous allons à la fois continuer à approfondir, creuser ce sujet (les Compagnons anti-compagnons, les Compagnons pétainistes ET les Compagnons membres et soutiens de la Résistance, sachant que lors de la Libération il a été décidé de qualifier les "héros" de celle-ci par le beau terme de "Compagnons de la Libération", même si la liste de ceux-ci a été restrictive). En aucun cas, l'association, ses membres actuels, ne peuvent être "salis" par ces informations, par cette publication, puisqu'ils ne sont pas responsables des choix et des actes de ceux qui ont fondé l'association à ce moment-là. Mais ils doivent eux aussi faire un choix face à ces choix et actes fondateurs. Si certains maintiennent qu'une telle parution "salit" l'association et le Compagnonnage, nous leur disons clairement : c'est le soutien actif au Pétainisme et par voie de conséquence au Nazisme qui a sali ceux qui s'en sont rendus responsables et coupables. Les autres, "Compagnons", nous le répétons, n'ont pas à subir par une telle proximité avec ceux-ci un déshonneur. Il y a Compagnons et Compagnons.
Les documents ci-après proviennent du régime pétainiste donne une définition de ce qu'est le Compagnonnage pour celui-ci.
"e) « LE COMPAGNONNAGE DUDEVOIR ET DU TOUR DE FRANCE».
Le « Compagnonnage du Devoir et du Tour de France» constitue
la plus vieille société traditionnelle qu'on connaisse.
C'était à l'origine, une sorte de corporation itinérante, formée
d'ouvriers qualifiés, dont,le rôle était d'encadrer les populations qui
travaillaient à l'édification des cathédrales.
Après l'apparition des communes, le compagnonnage fixa bientôt
ses noyaux sédentaires, prémices des corporations. Mais celles-ci
provoquèrent, par leurs déviations, une opposition ouvrière, qui se
cristallisa autour du compagnonnage. Ainsi, pendant des siècles, il
fut l'unique société ouvrière existante. Il résista aux lois de la Révolution
sur les corporations et fut plus fort que jamais, au XIXe siècle.
Mais l'évolution sociale, l'essor syndical et la création de l'enseignement
technique lui portèrent de rudes coups. Aucun organisme,
pourtant, ne parvint à lui ravir le précieux dépôt traditionnel, fruit
des vertus cultivées sur le tour de France où l'ouvrier s'en va travailler
de ville en ville, logeant chez la « Mère », se perfectionnant
sans cesse et exécutant son chef-d'oeuvre.
Aujourd'hui encore, le compagnonnage réunit des artisans, ou
vriers ou patrons, dans une proportion indifférente. Chaque membre,
quel qu'il soit, est admis à certaines conditions, par ses pairs. Le
compagnonnage groupe les seuls métiers qui permettent aux hommes
de façonner, de leurs mains, un objet complet, dans une matière et
par l'application d'un art mécanique. Ses instruments sont le Tour
de France et le Chef-d'oeuvre.
Le Tour de France est valable par ses règles et sa discipline,
par les rapports humains qu'on y trouve, nés de l'exercice du métier,
au sein de la profession, et par la qualité culturelle qui dégage son
caractère itinérant. Le Chef-d'oeuvre clôt le cycle professionnel et fait
entrer l'homme, désormais achevé dans un stade supérieur de compréhension
sociale, qui loi permettra de consacrer toutes ses forces acquises
au maintien, à la progression et au rayonnement des vertus du
compagnonnage.
Le compagnonnage conduit le jeune homme jusqu'à cet achèvement
que donne l'entière possession d'un métier, Il le fait accéder
à une culture adaptée à son milieu. Par là, il lui permet de se dépasser
par un sens bien compris de labeur et de l'oeuvre.
Par la conscience du métier, il mène à celle de l'homme et par
la conscience de l'homme, à celle de la cité.
Du Chef-d'oeuvre, il atteint la notion d'élite, et de la notion
d'élite celle de l'ordre civique.
Le compagnonnage est donc un ordre civique de travailleurs,
où tous les artisans, comme tous les métiers ne sont pas acceptés, car
son rôle est de cultiver les facultés humaines dans la création d'une
oeuvre manuelle réalisant l'unité de conception et d'exécution. Sa
mission est toute d'éducation, de perfectionnement, d'accomplissement
de l'individu.
Le Compagnonnage du Devoir et du Tour de France, la plus
ancienne des sociétés ouvrières, est également la seule expression populaire
qui n'ait rien d'artificiel, véritable chevalerie du peuple, émanation
originale et profondément personnelle. Le côté pittoresque et
l'apparence légendaire du compagnonnage frappent davantage les esprits
superficiels que l'étonnante source de vertus populaires qui en découle,
faite de l'amour du travail, d'un sentiment de l'oeuvre conduisant au
chef-d'oeuvre, et à une plénitude humaine. Le Tour de France est une
sorte d'école pleine de vie, où se cultivent les humanités ouvrières.
Les efforts de rénovation, actuellement couronnés de succès, ne
sont donc pas l'essai d'une restauration d'usage périmés et de coutumes
désuètes, mais le développement d'un instrument générateur de
facultés humaines, appliquées à un milieu bien défini.
C'est à ces hommes, qui seront l'élite de la classe ouvrière que le
Maréchal accorde sa confiance et ne ménage pas ses encouragements,
comme il l'a montré à Commentry, en remettant solennellement à
l'hôtel de ville, la Charte du Compagnonnage aux délégués qui
l'avaient accueilli.
Les pages suivantes présentent une rencontre entre M. Pétain et des Compagnons.
Le Maréchal Pétain a reçu dans l'après-midi du 25 octobre,
une délégation de onze compagnons du devoir du Tour de France
à l'occasion de la nomination du Conseil du compagnonnage, association
qui, selon les termes mêmes du Chef de l'Etat, entretient
« les traditionnelles et séculaires vertus de la chevalerie ouvrière issue
du peuple ».
L'entrevue terminée, les compagnons eurent la fierté de se retirer
avec la Francisque à la boutonnière et leur diplôme de conseiller du
compagnonnage.
Le document suivant annonce "les assises nationales de compagnonnages", du 27 juin 1941, par le "Journal des Débats Politiques et Littéraires".
Le document suivant est une présentation par la presse de la rencontre entre M. Pétain et "onze compagnons". Il date du 27 octobre 1941, du Figaro. C'est lui qui nous apprend que 11 Compagnons, dont Jean Bernard, ont rencontré et quitté M. Pétain, dûment décoré de la Francisque.
Il est écrit que :
"Le maréchal Pétain a reçu cet après-midi une délégation de onze Compagnons du devoir du tour de France, à l'occasion de la nomination du Conseil du compagnonnage, association qui, selon les termes mêmes du chef de l'Etat, entretient les traditionnelles et séculaires vertus de la chevalerie ouvrière issue du peuple». C'est le ter mai, à Commentry, que le Maréchal a remis la Charte du compagnonnage à une délégation. Elle renferme les bases de l'artisanat, cher au chef de l'Etat. Il y a trois mille membres dans le mouvement renaissant, trois mille maîtres ouvriers ayant fait leur tour de France et leur chef-d'oeuvre. La délégation qui a eu l'honneur d'être reçue par le Maréchal comprenait onze compagnons. Après un déjeuner au pavillon Sévigné, un petit cortège gagna, un peu avant 10 heures, l'Hôtel du Parc. Il y avait là, représentant tous les compagnons de. la zone libre, MM. Despierre, Philippar, Bernard, Oapspegelle, Lafaisse, de la région de Lyon-Marseille: M. Marigand (Béziers-Montpelller); MM. Carrosse, Gayral, Liabastres (Toulouse-Albi), Montauban, Briquet (Périgueux-Limoges) Mauhourat (Bordeaux). C'est M. Bernard qut présenta les compagnons au chef de l'Etat. Celui-ci eut pour chacun un mot aimable. Puis, avec sa manière habituelle, sachant mettre tout de suite à l'aise son interlocuteur, il les interrogea sur leur métier. Des dialogues s'échangèrent. Comme M. Despierre, président des charpentiers, lui était présenté, le Maréchal remarqua qu'il y avait beaucoup de oharpentiers dans la délégation. C'est en effet, un vieux métier de chez nous. La charpente est vivace sur la terre de France, constata le Maréchal. Et à M. Phllippar, charpentier également et classé le meilleur ouvrier de France, qui travaille à Lyon sur le chantier du tunnel de Vaise, perçant la colline le chef de l'Etat donna ce conseil, où l'on sent l'amour du travail bien fait «Faites en sorte que ça soit bien solide et que ça ne s'écroule pas». L'entrevue terminée les Compagnons eurent la fierté de se retirer avec la francisque à la boutonnière et leur diplôme de conseiller du compagnonnage, tandis que le Marechal allait reprendre sa lourde tâche, « heureux, comme il le dit, d'avoir reçu ces braves gens». (OFI).
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Ces documents posent des questions. Jean Bernard fait donc partie des 2626 personnes (au bas mot) qui ont été décorées de l'ordre de la Francisque. Lui et les autres "Compagnons" ont-ils laissé des témoignages, des propos, des textes, pour parler de ce qui s'est passé, et ont-ils exprimé des regrets ? ou au contraire, ont-ils confirmé leur attachement à la personne et aux "idées" de M. Pétain et de ses amis ? Pourquoi des "Compagnons" (et nous écrivons bien, DES et non pas LES) de 2013 (minoritaires, nous le pensons et voulons le croire), reprennent-ils à leur compte les sentiments et les principes généraux du Pétainisme, et notamment cet anti-syndicalisme ? Que répondra M. Nauleau lorsqu'il sera interpellé sur le sujet ?
Nous remercions Madame Lacroix-Riz, historienne spécialisée dans les années 30 et l'occupation, pour cette information sur cette archive concernant l'attribution de la francisque. Madame Lacroix-Riz vient de publier une nouvelle édition de son ouvrage, "Industriels et Banquiers sous l'Occupation". Voici le texte de cette archive :
Philippart Jean, n° 468 Né 26 mars 11 dans Eure,
ancienne adresse « en Seine Inférieure, ou (sic) sont mes parentes »,
Adresse actuelle 76, rue Saint Pierre de Vaise, Lyon
« Conducteur de travaux », fils de Victor et Gabrielle Thierré,
Marié 4 juillet 39 à Rose Réveillés, 1 enfant
Parrain 1, Jean Bernard; 2 « Docteur Ménétrel »
« Demande acceptée au Conseil du 25.10.41 »
Lyon, 6 novembre 41