Agricol Perdiguier est né en 1805, le 3 décembre, lendemain de la bataille d'Austerlitz, à Morières. Son père était menuisier, et sa mère couturière. Il est né au sein d'une famille nombreuse. D'une famille à la fois républicaine et favorable au 1er Empire, le retour des Bourbons et de la noblesse, avec la seconde terreur blanche (ignorée comme la première par les livres d'Histoire), son père est emprisonné. C'est en 1820 qu'il débute son Tour de France. Il est élu premier compagnon en 1927, alors qu'il vit et travaille à Lyon. Il s'instruit beaucoup et travaille déjà au rapprochement entre Compagnons, qui, à l'époque, s'opposent, et se battent parfois. C'est en 1839 qu'il publie le Livre du Compagnonnage, dont nous parlerons dans une prochaine note. Lorsque la Révolution de 1848 fait tomber Louis Philippe, il s'engage dans la représentation politique, puisqu'il est élu représentant du peuple, dans le Vaucluse et dans la Seine (qu'il choisit). A l'Assemblée Nationale, le 8 septembre 1948, il prononce un discours, dit "contre les 12 heures de travail". Vous le trouvez ci-après. C'est un texte remarquable. Au-delà de ce que dit Agricol Perdiguier, nous ne pouvons qu'être stupéfaits de constater que en plus de 160 ans, les problèmes économiques fondamentaux de la France restent les mêmes, et qu'aujourd'hui encore, une frange active du patronat et des rentiers soutient ce que Agricol Perdiguier dénonce dans son discours, les bas salaires, la baisse des salaires, une augmentation du temps de travail sans salaire. Voici ce qu'il écrit :
"Le décret du 2 mars était une conquête des ouvriers; ils croyaient que le travail serait dorénavant pour eux moins meurtrier et le salaire assez élevé pour qu'il leur fût possible de vivre en travaillant Cependant ce décret, qui leur donnait espoir, va être abrogé. "(...) Il cite la parabole de Lammenais : Voyant, dit-il, que les hommes s'étaient partout multipliés, et que leur multitude était innombrable, un homme se dit : Je pourrais bien peut-être en enchainer quelques-uns, et les forcer à travailler pour moi mais il les faudrait nourrir, et cela diminuerait mon gain. Faisons mieux! Ils mourront, à la vérité; mais, comme leur nombre est grand, j'amasserai des richesses avant qu'ils aient diminué beaucoup, et il en restera toujours assez. Or toute cette multitude vivait de ce qu'elle recevait en échange de son travail. Ayant donc parlé de la sorte, il s'adressa en particulier a quelques-uns et leur dit: Vous travaillez pendant six heures, et l'on vous donne une pièce de monnaie pour voire travail. Travaillez pendant douze heures, et vous gagnerez deux pièces de monnaie, et vous vivrez bien mieux, vous, vos femmes et vos enfants, et ils le crurent. Il leur dit ensuite Vous ne travaillez que la moitié des jours de l'année; travaillez tous les jours de l'année, et votre gain sera double, et ils le crurent encore. Or, il arriva de là que la quantité de travail étant devenue trop grande de moitié, sans que le besoin de travail fût plus grand, la moitié de ceux qui vivaient auparavant de leur labeur ne trouvèrent plus personne qui les employât. Alors, l'homme méchant qu'ils avaient cru leur dit. Je vous donnerai du travail à tous, à la condition que vous travaillerez le même temps, et que je ne vous payerai que la moitié de ce que je vous payais; car je veux bien vous rendre service, mais je ne veux pas me ruiner. Et comme ils avaient faim, eux, leurs femmes et leurs enfants, ils acceptèrent les propositions de l'homme méchant, et ils le bénirent car, disaient-ils, il nous donne la vie. Et, continuant de les tromper de la même manière, l'homme méchant augmenta toujours plus leur travail, et diminua toujours plus leur salaire. Et ils mouraient faute du nécessaire, et d'autres s'empressaient de les remplacer car l'indigence était devenue si profonde dans ce pays, que les familles entières se vendaient pour un morceau de pain. Et l'homme méchant, qui avait menti à ses frères, amassa plus de richesses que l'homme méchant qui les avait enchaînés.." Il ajoute : "Le fond de la question est la, messieurs, là tout entier. Plus l'ouvrier travaille, moins il gagne moins il gagne, moins il consomme, moins il consomme, plus il souffre, et plus il souffre, plus nous approchons des révolutions. il ne faut pas dire que la République est la cause du mal il est plus vrai de dire que la République est venue, parce que le mal était intolérable pour le grand nombre."
Agricol Perdiguier défend clairement l'inverse : il faut travailler moins et gagner plus, avec une meilleure répartition du "numéraire".
Son constat, pour 1848, est toujours valable : "Le prix du travail, de la main d'oeuvre n'étant dus en rapport avec le prix de tout ce qui est nécessaire à vie du travailleur, it y a en déplacement de 'a richesse les uns se sont ruines en publique, travaillant, les autres sont devenus les maîtres de tout en ne travaillant pas."
Il a parfaitement compris que le dirigeant renversé par la Révolution a écouté les conseils de ce qu'il appelle une "économie politique" : L'économie po!itique qui a, pendant dix-sept ans, fait la cour a Louis-Philippe" porte une grande responsabilité dans la situation dramatique des travailleurs. Il ajoute, mettant en cause le cynisme des dirigeants qui s'appuient sur les concurrences internationales : "le mal qu'elle a fait (l'économie politique), elle est impropre à le réparer; elle ne peut que l'aggraver encore. On ne veut pas que dix heures de travail, qui met ta journée à douze heures, en y comprenant le temps de manger, soit assez longue pour le travailleur; on ne veut pas que le salaire de l'ouvrier soit relevé; on pense que cela nuirait à notre commerce et nous mettrait dans t'impossibilité de soutenir la concurrence avec les étrangers. Ainsi maintenons, excitons la concurrence. Les fabricants anglais disent à leurs ouvriers les Français livrent la marchandise à plus bas prix que nous, ils vendent et nous ne vendons pas il faut donc vous résoudre à voir baisser votre salaire, faute de quoi, plus de travail, et partant, plus de pain et l'ouvrier cède. Les fabricants français disent à leurs ouvriers Les ouvriers anglais viennent de consentir à une baisse de salaire il faut vous résoudre à travailler à meilleur marché qu'eux si vous voûtez que nous puissions vendre. Consentez, ou sinon plus d'ouvrage; et l'ouvrier consent.Les mêmes arguments sont tour à tour en ployés en Angleterre et en France" !
Il constate que cette loi de la concurrence vaut pour certains métiers, quand d'autres sont protégés, et il en appelle, dans l'esprit de la République, à une égalité de traitement. Si certains doivent accepter une concurrence dans le travail, il demande à ce qu'il en soit ainsi pour certains métiers socialement réservés. "Enfin, ceux qui veulent conserver, exciter la concurrence criminelle de nos jours, sont-ils vraiment sincères? Ceux qui veulent mettre en concurrence les travailleurs avec les travailleurs, ceux qui veulent mettre les tournées au rabais et les adjudications au rabais, sont-ils vraiment conséquents avec leurs principes? S'il en est ainsi, introduisons la concurrence partout. Mettons à l'adjudication les places de procureurs, d'avocats pro- généraux, de résidents de cours criminelles, celles de professeurs et de tous les employés de l'Etat choisissons, en toute chose, ceux qui voudront travailler au plus bas prix, et exigeons d'eux le bon marché et des travaux de quelque valeur. Faisons en sorte que le gouvernement soit a bon marché, que les denrées soient à bon marché, et alors les ouvriers pourront travailler à bon marché et soutenir la concurrence sons être réduits à pâtir ou a mourir de faim." Evidemment, il prend au jeu de leur rhétorique ceux qui veulent toujours plus d'avantages et de sécurités juridiques et économiques, en imposant aux autres précisément le contraire.
Il ajoute, et c'est remarquable : "Et pourquoi? Parce le le salaire a été trop bas; parce quête numéraire s'est retiré dans un petit nombre de mains parce q je les moyens ont d'échange manqué aux populations, et partant, tous les producteurs ont souffert, ont pâti et pâtissent, faute de pouvoir s'aider les uns les autres. La France est riche, plus riche que jamais le peuple souffre, il souffre plus que jamais, et son avenir est effrayant. Pourquoi cela, messieurs? en serait-il ainsi si nous étions justes, si nous étions humains et fraternels? Non, il n'en serait pas ainsi." En 1848 !
Il met en cause une science économique partielle et partiale, et nous entendons aujourd'hui encore dans les médias la même parole, plus de 160 ans après !
"Des statistiques nous en faisons, nous aussi, et voici comment : Nous disons Il y a quinze ans, on payait la façon de cet ouvrage tant; aujourd'hui, on le paye tant; il y a baisse. II y a quinze ans, on payait la viande, le bois, les loyers, tant; aujourd'hui, on les paye tant; il y a hausse. Ainsi l'ouvrier reçoit moins d'argent pour son travail, il faut qu'il en débourse davantage pour se nourrit et se loger, donc il est de plus en plus malheureux." Et concernant ce décalage entre des salaires qui stagnent ou régressent et des prix qui augmentent, on croirait lire un texte de nos jours !
Il constate et dénonce la stupidité d'une non répartition de la possibilité d'acheter les biens produits : "Oui, et je le veux bien, il y a quatre fois plus d'objets qui sont, ou qui devraient être utiles à tout le monde; oui, les riches ne peuvent agrandir ni leurs corps, ni leurs estomacs, et ils ne peuvent tout consommer eux seuls. Et que résulte-t-il de cela? C'est que les riches, qui ne peuvent agrandir ni leurs corps, ni leurs estomacs, ne peuvent consommer qu'une partie des produits; c est que les pauvres, malgré qu'ils aient un corps et un estomac, ne peuvent, vu leur pauvreté,vu leurs salaires toujours plus insuffisants, user la partie des produits qui devraient leur être attribués, ainsi les magasins s'emplissent, et ne peuvent désemplir, parce que le grand nombre ne peut plus consommer." Et comme nous pouvons le lire, Agricol Perdiguier ne fait pas de métaphores : il nomme les "riches" "les riches", parce qu'ils accumulent, numéraires, actifs, valeurs.
A l'inverse, il explique les bénéfices nationaux de cette distribution de la richesse produite :
"Plus de salaires, plus de consommation de la part du plus grand nombre, et partant, plus d'échange, plus de commerce. Si l'ouvrier reçoit un salaire équitable, s'il touche un argent qu'il a gagné à la sueur de son front, cet argent, il ne le cache pas dans la terre, il le dépense il se nourrit alors un peu mieux, il se vêt, il se meuble, il se procure des livres, il envoie ses enfants à l'école, il leur donne les soins qu'ils méritent. L'argent gagné et dépensé par les ouvriers fait travailler les aubergistes, les tailleurs, les cordonniers les chapeliers, les fabricants de meubles, les marchands de toiles et d'étoffés, les instituteurs, les imprimeurs, les libraires, les boutiquiers de toutes sortes. Ceux-ci se font encore travailler les uns les autres, font travailler d'autres travailleurs. 'l'outes les industries, toutes les sciences, tous les arts en profitent, et je n'excepte ni les théâtres ni les autres lieux de divertissement. Comme chacun mange et boit, le cultivateur vend ses denrées pour se procurer ensuite les produits des villes qui consomment les siens. Chacun paye alors son loyer ou son fermage, l'Etat perçoit les impôts directs et indirects, riches et pauvres s'en trouvent bien, et la vie circule dans la société."
Il confirme sa critique des "économistes" et défend une durée raisonnable du travail quotidien :
"A entendre les économistes, on dirait que la France ne peut exister que sur la ruine de ses ouvriers et la mort de son peuple. (...) Une trop longue journée énerve l'ouvrier, et nuit à tous ses intérêts et à tous ses besoins; "
Il conclut : "Citoyens représentants, je suis ouvrier, moi, un ouvrier véritable, et si M. Charles Dupin et M. Buffet pouvaient en douter, je suis prêt à leur donner des preuves de ma capacité dans ma partie. Cependant, je suis pour la diminution de la longueur de la journée (...)"
D'autres notes seront prochainement publiées à son sujet, que ce soit sur ses ouvrages, discours, sa vie, puisqu'il faut rappeler que, en raison de son échec dans ses projets politiques (échec partagé avec des millions de travailleurs et de citoyens engagés), il a terminé sa vie dans la misère la plus profonde. Sa dépouille sera accompagnée par des milliers d'hommes et de femmes jusqu'au Père Lachaise où il est enterré.
Voici donc ce qu'a pensé et écrit un des plus importants représentants du Compagnonnage à l'époque moderne concernant le travail, le temps de travail, le salaire, l'économie en tant que réalité et en tant que "science".